18 juin 2008

un mode de catégorisation dans le forum


Comment les acteurs organisent-ils leurs interactions dans l'espace des forums de discussion et comment utilisent-ils d'autres dispositifs du réseau électronique dans le processus de construction de leurs interactions ? Les deux chercheures Valérie Beaudouin et Julia Velkovska ont analysé dans le détail et de manière très concrète l'organisation de l'espace commun sur les forums électroniques. Leur article traite d'un corpus de conversation dans les échanges asynchrones d'écrits électroniques. Le terrain de recherche initial a été un forum d'entraide, au format NNTP (protocole pour l'accès aux forums et aux newsgroups), réservé aux abonnés d'un fournisseur d'accès à Internet. "Le forum est un espace public de discussion par écrit doté de mémoire, puisque tous les messages sont lisibles par tous pendant une durée d'au moins un mois" (1999 : 125).

Le forum est analysé à partir des procédures pratiques utilisées par "les participants pour créer un espace commun d'intercompréhension". L'article analyse précisément la constitution du forum comme espace intersubjectif. Les deux chercheures décrivent i) l'espace de communication multiforme comme cadre de participation asynchrone, ii) les types d'activités au sein du forum, iii) les procédures de construction des identités dans les pages personnelles et les forums, et iiii) la mise en forme des relations entre les participants. Nous tiendrons compte dans ce post seulement d'un seul aspect traité dans l'article : les identités situées et discursives comme produits de l'interaction sur le forum. Les deux auteurs rappellent justement que dans la perspective ethnométhologique, il s'agit de rechercher la pertinence des catégories identitaires dans la manière dont les participants à l'interaction manifestent mutuellement leurs orientations vers ces catégories (Wilson, 1991 : 25).

L'étude soulève et développe la gestion interactive des identités situées sur le forum. Ce travail de recherche montre des structures d'interaction à partir de ressources thématiques et des séquences conversationnelles. Il se dégage alors des "échanges rituels que l'on pourrait interpréter comme des procédés de construction à la foi de soi et de l'autre" (1999 : 163). Deux phénomènes apparaissent : d'une part, les acteurs organisent leurs relations en s'orientant vers les catégories nouveaux/anciens et, d'autre part, en thématisant de l'identité des principaux personnages du forum. Dans le forum la classification des acteurs est fréquemment thématisée. "Les catégories se développent au fil des interactions" (1999 : 161) : un système d'opposition se crée à partir des catégories identitaires entre les "anciens" ("les savants d'ici", "les vieux de la vielles sur les NG (newsgroups)", "les dinosaures") et les "nouveaux" ("nouveau sur le net", les "pauvres nouveaux").

En analysant le mécanisme de développement de séquences interactionnelles, l'article met en évidence le fait que "la connaissance des identités situées des intervenants réguliers fait partie des compétences communicationnelles liées au contexte. Elle est nécessaire pour maintenir le cadre de l'activité et "l'organisation siginifiante des relations" (Goffman, 1973 : 340). La définition de soi apparaît ainsi comme intimement liée à la construction d'un espace commun sur le réseau" (Beaudoin & Velkovska, 1999 : 164).

Il est utile de souligner que la démarche de cet article est intéressante parce qu'elle mobilise essentiellement deux approches : l'interactionnisme goffmanien et l'analyse de conversation d'inspiration ethnométhodologique. Les deux démarches convoquées proposent chacune des niveaux d'observation différents sur l'organisation des interactions, mais elles favorisent un recouvrement complémentaire de la communication interpersonnelle.

Valérie Beaudouin et Julia Velkovska (1999). Constitution d'un espace de communication sur Internet (Forums, pages personnelles, courrier électronique...). Réseaux, vol. 17, n°97, 121-177.

5 mars 2008

approche conversationnelle


Le réseau informatique mondial, Internet, donne la possibilité au public d’accéder à des services comme le courrier électronique et le World Wide Web. Dans ce cas, le réseau public mondial est exploité comme ressource, par exemple, pour communiquer par l’écrit, l’audio, la vidéo (le chat, la webcam, le courriel, etc) ou encore pour des recherches sur le Web. D’un autre côté, en adoptant plutôt une posture d’observation, l’Internet est exploité comme objet d’étude. Lorenza Mondada se positionne dans ce dernier cas, où elle analyse la communication médiatisée par ordinateur (CMO) (computer-mediated communication) par l’exploitation d’un corpus de messages envoyés par courriel, dans les listes ou dans les forums de discussion. La linguiste considère en effet, dans ce sens, l’Internet comme « un immense réservoir de corpus discursifs pouvant renseigner sur les usages contemporains des langues et des formes communicatives, pouvant faire l’objet d’analyses et de descriptions, aussi bien que de sensibilisation à l’hétérogénéité des genres et des registres, au changement linguistique, aux rapports à la norme, à l’usage international des variétés d’anglais langue seconde, etc. » (1999 : 4).

Mondada a constitué son corpus à partir des formes les plus pratiquées de cybercommunication : les messages asynchrones échangés par ordinateur. L’analyste considère en effet que l’interactivité ne caractérise pas uniquement les échanges synchrones. L’énonciateur produit de l’interactivité dans sa façon « de reprendre le message de l’autre par segments pour y répondre, le commenter, l’évaluer, le compléter ».

Dans ce cadre, l’auteur s’est penché dans cet article sur un phénomène particulier : la pratique récurrente, dans les messages envoyés par courriel, dans les listes ou dans les forums de discussion, qui consiste à reprendre le message de l’autre pour y répondre, le commenter, l’évaluer, le compléter. L’analyse linguistique montre que i) l’énonciateur introduit une interactivité par cette façon de traiter le message et ii) il met en scène sa réponse. Les modalités des enchaînements séquentiels entre les messages rend manifeste les activités de production et d’interprétation de l’énonciateur. Le cybernaute construit un espace d’intersubjectivité qui pourra être modifié par les locuteurs successifs.

Dans l’article, l’interactivité est étudiée en reprenant « la notion de séquentialité rapportée à l’alternance des tours de parole en Analyse Conversationnelle, en analysant la façon dont le second locuteur configure des tours à partir du message précédent et les relations prospectives et rétrospectives qui s’y établissent » (1999 : 8).

Justification de son approche par l’auteur :

« Certes cette séquentialité est spécifique à ce type de messages et à leur asynchronicité : d’une part la notion de tour de parole a été conçue par rapport au déploiement alterné de la parole dans la conversation orale en face-à-face, en réponse à la question de savoir comment les interlocuteurs coordonnaient leurs prises de parole respectives, en minimisant à la fois les pauses et les chevauchements (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1974, A Simplest Systematics from the Organization of the turn taking for Conversation) ; d’autre part, et contrairement à la séquentialité de la conversation synchrone, il n’y a pas, dans les messages que nous analyserons ici, de lien prospectif du tour du deuxième locuteur sur le tour suivant, puisque celui-ci est une autre citation tirée du message du premier locuteur. Entre une paire adjacence et l’autre, le lien est donc très lâche, contrairement à ce qui se passe dans la conversation » (1999 : 8).

Mondada analyse, comme nous l’avons dit, l’interactivité de la CMO, avec les outils de l’analyse de conversation. Elle fait des concessions, comme on l’a également vu ci-dessus, face à son approche : « bien que la séquentialité des échanges asynchrones sur Internet ne se manifeste pas de la même façon que la séquentialité de la parole orale en interaction en face à face, l’organisation séquentielle est présente dans les deux cas, avec ces contraintes et ses possibilités » (Mondada, 1999 : 21).

Une concession que l’on retrouve dans les travaux, sur les interactions écrites synchrones et quasi-synchrones sur téléphone mobile, du chercheur Marc Relieu (2005) : « l’impossiblité d’effectuer un repérage temporel précis de la position séquentielle de la contribution produite par B [énonciateur sur une session de chat graphique sur téléphone mobile] se conjugue avec une incertitude portant sur les moments d’inactivité des scripteurs pour rendre indécidable l’interprétation précise de la séquence » (2005 : 47). Dans son article, Relieu a pour objectif de « thématiser, dans son épaisseur phénoménale, la mise en forme ordonnée d’une activité dans le temps de son accomplissement en temps réel » (2005 : 43). Il a constitué son corpus à partir d’un mode de télécommunication où « il est possible d’écrire ou de dessiner à l’aide d’un stylet et d’un écran tactile des messages destinés à un ou plusieurs utilisateurs » (2005 : 45). Un utilisateur peut découvrir un écrit longtemps après son émission, et ajouter une réponse. Des indications temporelles sont ajoutées dans les données pour que l’analyste reconstitue approximativement l’enchaînement des contributions.

Les corpus sur lesquels sont composés les deux articles comportent donc des similitudes sur les indications temporelles disponibles à l’analyste et sur le fait que les contributions écrites antérieures sont exploitées pour l’échange communicationnel.

Le chercheur Relieu se réfère également aux premiers travaux de l’analyse ethnométhologique de la parole (Sacks, Schegloff et Jefferson, 1974). Il nous en rappelle un point essentiel : « une conversation se caractérise par l’usage de procédés systématiques permettant aux locuteurs de réaliser des transferts « à la volée » minimisant les silences entre les tours » (2005 : 48). A juste titre, cet auteur montre que la connaissance du délai entre les prises de tour est essentielle pour caractériser une activité conversationnelle.

Le chercheur Marc Relieu a analysé en situation « des activités de communication médiée ». L’accent est mis sur l’activité de production. Dans ce sens, Marc Relieu remarque qu’il « convient toutefois de ne pas confondre le champ de l’étude des interactions médiatisées avec le domaine de recherche sur les usages des technologies et applications de l’information et de la communication » (2005 : 48). La frontière entre ces deux domaines paraît moins nette à présent en comparant les rendus d’observations de la linguiste, Mondada, et la justification donnée par Marc Relieu. En effet, quand ce dernier argumente que « l’usage des technologies de l’information et de la communication revêt un caractère foncièrement double : d’une part, il met en place une situation de contact distant entre des participants ; d’autre part, il s’inscrit dans une activité qui reste localisée dans un contexte particulier (un domicile, un lieu public, un espace professionnel) » (Relieu, 2005 : 49), la linguiste montre que par sa « façon de traiter le discours de l’autre , l’énonciateur introduit une interactivité dans son message, (…) qu’il construit un espace d’intersubjectivité qui pourra être modifié par les locuteurs successifs » (Mondada, 1999 : 5). Le premier point énoncé par Relieu est interrogé dans les données de la linguiste (d’une part, la situation de contact distant, et de l’autre, un espace d’intersubjectivité).

L’approche de l’Analyse Conversationnelle montrerait pour les deux champs que la mise en évidence circonstanciée et systématique des ressources, qu’utilisent les interactants de manières démontrable et attestable, décrit l’effectuation d’une coordination dans ces modes de télécommunications. Dans les messages asynchrones sur Internet, l’analyse en temps réel de l’élaboration du tour de parole « n’est plus une affaire de gestion temporelle, mais reste une affaire d’organisation séquentielle de l’alternance entre locuteurs autour de l’identification de points privilégiés dans le discours » (Mondada, 1999 : 12).

Toutefois, il convient de retenir que la conversation est une réalisation interactive, comme démontré par les travaux des fondateurs de l’Analyse de conversation cités plus haut. Pour Bernard Conein (Les Sens Sociaux, 2005), la conversation est une forme d’action commune élémentaire. Son analyse, étayée de données empiriques, appartient à une sociologie de l’action conjointe.

Mondada, L. (1999). Formes de séquentialité dans les courriels et les forums de discussion. Une approche conversationnelle de l’interaction sur Internet. ALSIC, Vol. 2, Numéro 1, pp. 3-25. http://alsic.u-strasbg.fr

Relieu, M. (2005). Quels contextes pour quelles interactions ? Remarques sur l’étude située des activités de communication médiée. Migrance, 23, pp. 42-49.

12 févr. 2008

écriture qui donne à voir


Le chercheur Cédric Fluckiger (UMR STEF - ENS Cachan & SUSI France Télécom RD) appuie des analyses sur des usages de blogs au collège à partir d'une ethnographie d'un établissement de la région parisienne. Il a entrepris de relier une vingtaine de blogs à des entretiens semi-directifs enregistrés réalisés auprès de leurs auteurs. Les observations ethnographiques ont été effectuées directement au collège (dans les salles de classe ou la cour de récréation) et dans un centre social fréquenté par une partie des collégiens enquêtés. A partir de cas particulier, l'auteur de l'article s'est attaché à comprendre le processus d'appropriation des blogs dans ses dimensions individuelles et collectives. Il a envisagé le blog comme le fruit d'une activité constructive (Millerand, 1999), où « le processus du construction des usages constitue un moment privilégié pour distinguer le dynamique de l'invariant, et comprendre l'architecture sous-jacente de l'activité, masquée sous les automatismes dans les usages stabilisés et routinisés ». Cependant, l'article s'éloigne de la conception d'une activité synchronique à l'écriture du blog pour retenir seulement les déclarations orales des adolescents sur leurs pratiques. L'entrée ironique arrivera difficilement à rendre compte de ces « automatismes routinisés ».

Nous partagerons avec l'auteur, d'abord l'idée que le succès des blogs s'inscrit dans une tendance générale d'augmentation de la consommation de médias numériques, et de la montée de l'autoproduction. Ainsi, que celle où le blog fonctionne suivant le modèle de la communication en mode connecté (Licoppe, 2002). Mais nous interrogerons encore deux points : 1) de quelle manière le blog s'ajoute-t-il « sans se superposer tout à fait aux autres instruments de communication utilisés par les collégiens » (IM, chat, téléphone mobile, SMS, etc.). Et 2) comment l'interactionnisme goffmanien (page 36) peut-il avec convenance s'appliquer à une communication médiée asynchrone ?

Ensuite, nous reconnaîtrons à l'article de soulever des objets d'actualité et de reposer sur des observations empiriques originales. Par exemple, le blogueur peut raconter une histoire à travers une suite de plusieurs articles, alors qu'apriori le procédé technique suppose les posts indépendants ; ou encore l'usager se sert des fonctionnalités de commentaires pour réaliser une « œuvre d'écriture collective » (Fluckiger, 2006 : 118).

Enfin, l'auteur relève dans les blogs, l'usage d'abréviations semblables à celles employées dans la graphie SMS : « a sa c mon ekipe !!! tout se ki me conaisse save ke je sui afoler de l'om!!! » (Fluckiger, 2006 : 117).


Fluckiger, C. (2006). La sociabilité juvénile instrumentée - L'appropriation des blogs dans un groupe de collégiens. Réseaux, 138, vol. 24, 108-138

9 janv. 2008

un médium hétérotopique


Samuel Bordreuil, dans L’Histoire de la « Dog Poop Girl » revisitée – Usages et mésusages d’un médium hétérotopique, donne à lire une acception « hétérotopique » dans la description des posts que l’on trouve sur le web. L’auteur revient sur un cas d’incivilité dans un lieu public pour explorer la question des « menaces que le web fait peser sur les biens de privacy ».


« Il reste qu’il faut prendre au sérieux l’idée selon laquelle le web apporterait de nouvelles armes pour s’attaquer à la vie privée des gens » (Bordreuil, 2006 : 138)

Regardons, sans prendre pour objet l’intérêt pour l’auteur de thématiser les atteintes à la vie privée, comment une définition ou description est construite par un travail sémantique par l’auteur lui-même et est comprise dans le processus de lecture avec son contexte (et cotexte) :

« Comment alors qualifier cette structure du web comme aire de réception de publications ? Il nous semble que le terme d’hétérotopie ait quelque valeur en l’occurrence. Et pour au moins deux raisons. Tout d’abord, son unité de publication, la page (sa « topie » élémentaire) n’est pas affectée, du moins dans son existence, par la multitude des topies qui l’environnent (Et, au passage, que veut dire ici « environner » ?). Le sort de l’une, si l’on peut ainsi s’exprimer, est étranger au sort de l’autre, n’est en tous cas pas menacé par des contraintes d’assemblage qui rameuteraient alors le visage d’une homotopie sous jacente. Mais, en second lieu, comme on le sait, le mot de « topos » flèche vers deux univers de référence, celui de l’espace (lieu physique), mais aussi celui du sens (comme quand on parle de « lieu commun »). L’anglais en tous cas ajoute à cette référence langagière le mot de « topic », pour désigner des sujets de conversation.


Avec cette acception en tête, pour en revenir au web, on saisit le sens que peut prendre le qualificatif d’hétérotopique : il viendra désigner une propriété d’extrême dispersion des motifs d’attentions lectrices, et éventuellement conversationnelles (Parlerait-on de lui comme d’une « centrifugeuse » des attentions ? Mais encore faudrait-il présupposer l’existence d’un état centré de ces attentions…). Pour revenir à la photo infamante, il nous semble raisonnable de faire l’hypothèse que c’est sans doute d’avoir pu entrer sur le web par la bande qu’elle doit au moins le début de sa carrière numérique (…). Ainsi, on peut penser que ce cliché pris par un photographe de presse (par exemple, à la rubrique « incivilités ») n’aurait passé la barre de la publication qu’à condition d’en flouter les visages, pour respecter des impératifs de protection de la vie privée. A l’inverse, l’hébergeur n’a guère prêté attention à la focale d’attention que proposait le post et n’a sans doute pas anticipé les conséquences dévastatrices que pouvait avoir cette offre d’attention – à la différence d’un organe de presse établi –, sur son « capital d’attention » et ce qui de ce capital était lié à sa réputation.


Mais le point essentiel qu’on soumet ici à l’examen est qu’une propriété technique, le caractère illimité d’une aire de publication vaut immédiatement propriété sociale : son espace ménage des possibilités d’entrée qui peuvent soit alléger les négociations préalables à une publication, soit permettre de s’en dispenser. Le fait que ce post prenne place à coté et ne « perce » donc pas, ôte un motif à la prise d’un verrou interactionnel dans sa progression (Ou bien il n’en laisse qu’un, celui de la négociation que le posteur ouvre avec lui-même, décidant ou pas d’inhiber son intention à publier). (Bordreuil, 2006 : 230-231)

Bordreuil, S. (2006). L’Histoire de la « Dog Poop Girl » revisitée – Usages et mésusages d’un médium hétérotopique. Réseaux, 138, vol. 24, 219-239